Qu'est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à cette histoire incroyable de petit escroc qui a dupé toute une région en se faisant passer pour un conducteur de travaux ?

En 1998, j'ai lu un fait divers du Nouvel Observateur sous la plume de Jean-Paul Dubois, romancier et journaliste. Après avoir lu ce papier, je suis entré en contact avec le juge d'instructions de l'époque qui m'a délivré un permis de visite pour aller voir cet homme (Philippe Berre, le véritable truand qui a inspiré l'histoire, NDLR) en prison. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait fait tout ça il m'a répondu que pour la première fois de sa vie, il était quelqu'un.

 

Vous a t-il parlé des raisons qui ont motivé ses actes ?

Je suis bien incapable de vous donner une réponse univoque, sinon cela ne mériterait pas qu'on en fasse un film. Ce n'était en tout cas pas l'argent. Il n'a rien gagné avec cette histoire. En menant cette enquête pour tenter de le comprendre, j'ai découvert une matière romanesque extraordinaire : il était question d'une multitude de thèmes. Dans cette petite partie du monde, j'ai tout de suite compris qu'il s'y jouait quelque chose du monde entier.

 

Vous filmez de manière très imagée...

Je voulais garder une distance. Je crois à la fiction et au romanesque comme moyens de comprendre le monde. Je pensais à un homme sur fond de ciel. Je ne voulais pas un ciel, je voulais des cieux. J'ai voulu donner à mes images de chantier une dimension poétique. Dans les dernières scène de chantier la nuit, je voulais que le spectateur pense à Rencontres du Troisième type. C' est pour cela que je suis venu dans le Nord. J'avais besoin d'élargir l'horizon du fait divers. Je lui trouve un aspect mythologique. Peut-être parce qu'il a été dépeint par certains des cinéastes que j'admire le plus, Maurice Pialat, Bruno Dumont... Il y a une dimension épique des plaines du Nord qui me faisait penser aux décors des films de Sergio Leone.

 

Il y a quand même un côté film social, un peu à la Ken Loach ?

J'ai absolument voulu éviter les clichés sur la sidérurgie et les mines. Il y a quelque chose que je n'aime absolument pas chez Ken Loach et de moins en moins, c'est sa conscience sociale. C'est quelque chose qui me touche, qu'il prenne la défense des ouvriers mais je voulais faire un film qui dépasse le politique.

 

Cela fait d'ailleurs écho aux propos du personnage d'Emmanuelle Devos dans le film, qui « fait de la politique pour aider les gens »

Oui, c'est ça : l'intérêt, c'est l'humain, juste l'humain et la politique ne peut pas y répondre. Ken Loach est ancré d'une façon très virulente à gauche. Je respecte ça, cela correspond tout à fait à ma sensibilité mais je n'aime pas ça dans le film. Moi, je veux donner leur chance aux notables, aux banquiers, aux fournisseurs... Je trouve ça démagogique d'humilier systématiquement les banquiers au cinéma. Il y a des gens qui sont pas forcément des salopards exploiteurs. Ce qui m'intéresse c'est l'humain, c'est La grande illusion, c'est donner sa chance à Gabin et à Fresnay, d'avoir un humanisme sans complaisance sur eux mais qui permet d'avoir une certaine qualité d'émotion qui m'intéresse beaucoup plus que de dire que les banquiers sont des salauds sous prétexte qu'on est un homme de gauche.

alorigine_cluzet.jpeg

Pourquoi avoir choisi François Cluzet pour le rôle ?

Je garde un souvenir très précis du regard du véritable escroc quand je l'ai rencontré. Il y avait une étonnante mobilité dans son regard, comme un homme inquiet qui se demande tout le temps comment il va s'en sortir. Il y avait un égarement très enfantin et en même temps une noirceur incroyable. J'ai retrouvé cela en François Cluzet.

 

Il est sorti très marqué du tournage...

Je pense que comme le personnage de mon film, il est dans une impressionnante confusion mentale, il est le premier à en parler. J'ai été stupéfait à Cannes qu'il parle du film comme d'un vertige. Je crois que c'est quelqu'un qui a beaucoup de mal à faire la différence entre une certaine forme de vérité et le monde qu'il s'invente. Ce qui explique le caractère assez passionnel des rapports qu'on a eu. Je l'ai entendu dire que pour lui, l'harmonie et la tranquilité étaient très importantes sur un tournage. Je pense exactement le contraire. C'est un robinet d'eau tiède promotionnel. Un tournage, c'est fait pour dépasser les limites, ce n'est pas une colonie de vacances ! J'en ai ras-le-bol d'avoir des making-of avec des acteurs qui servent la soupe, ce n'est pas ça le cinéma ! Le cinéma, c'est du sang, de la violence, de l'énergie, de l'absolu. J'essaie de ne pas faire un cinéma formaté par l'industrie, et j'espère qu'à l'arrivée cela donne une beauté et une grâce aux acteurs. Tout le reste, j'en ai rien à foutre.

 

Les problèmes ont commencé en pré-production : d'un seul coup, vous n'aviez plus de lieu de tournage !

Je devais effectivement tourner sur un grand chantier le vice-président du groupe en question m'a planté. C'était du côté d'Orléans, je ne savais pas comment faire. Depuis le début, je regrettais de ne pas pouvoir tourner dans le Nord, je me suis dit : « Prenons le comme un signe du destin ! ». On fait faire un devis par une entreprise de BTP qui nous annonce un devis dix fois supérieur au budget prévu. Je suis à deux mois du tournage. En cherchant des bureaux pour le tournage, j'ai rencontré par hasard Raymond Legrand, un loueur d'engins dans le Cambrésis. (Contrairement aux apparences, c'est lui sur l'affiche du film et non François Cluzet, NDLR). Il lis le devis et me lance que les machines viennent de chez lui. Le groupe de BTP nous prenait une marge à tous les deux ! Le soir même il m'appelle et me jette qu'il va « me la construire mon autoroute ! ». On entend pas ça tous les jours. C'est un homme de la terre, d'une incroyable énergie, il n'a peur de rien : Depardieu l'a adoré.

 

Justement, le personnage de Depardieu a existé ?

Pas exactement. C'est la somme des caractères de petits truands. Quand je suis allé rencontrer Philippe Berre, les gens l'ont su et des petits voyous m'appelaient pour me demander des nouvelles de Philippe. Je discutais avec eux en gardant mes distances, ça m'a permis d'exprimer la part de noirceur et de cynisme du personnage.

 

Les témoins de l'histoire, la vraie, ont vu le film ?

Oui, je suis allé présenter le film à l'intégralité des gens qui ont été mêlés au fait divers. Tous m'ont dit que c'était exactement ce qu'ils avaient vécu. A une nuance près. Le maire de la ville prend ses distances avec une véhémence tout à fait légitime par rapport au personnage d'Emmanuelle Devos. Elle n'a jamais couché avec cet homme.